dimanche 12 janvier 2014

TIENS, C'EST UN CADEAU, C'EST POUR TOI



Mo elle s’appelle Mo. La jonque glisse et griffe, droite et légère, l’huile épaisse de la mer de chine. Le soleil disparait derrière un des quinze milles rochers de la baie d’Halong. Le gamin sort de la cabine et rejoint le pont arrière. Ils vont s’arrêter là pour la nuit. Le bateau ralentit et finit silencieux sur son âme. Mo le rejoint. Elle s’assoit près de lui. Elle chuchote, lui parle sans lever les yeux. Ils sont comme deux jumeaux, aussi semblables et différents que des jumeaux.
Derrière la lanterne magique, Capitaine Sauvage avait déchiré un morceau de nappe blanche et tâchée, pour y griffonner l'adresse.
« Mo, elle s’appelle Mo. Elle connait la famille des gitans de la mer qui vendent ces objets dans la baie d’Halong. Vas-y. Trouve la. Elle est là-bas. C’est elle qui peint sur les cartons des lampes. Elle est là-bas. Tu peux contacter Mo, elle te guidera. Tiens, prends cette lettre et trouve la. »
Le gamin a pris la lettre. Il est sorti en titubant sous le doute. Il ne voyait plus rien d’autre que cette feuille blanche. Il revoyait la route grise et lumineuse sous le soleil de Corse. Ses pieds rebondissant sur le fil élastique de l’amour qui l’avait poussé jusque là. Il revoyait ces lettres incessantes qu’il avait déposées dans la courbe éméchée de la plage où elle habitait. Dans la belle maison qu’elle avait redressée de ses mains. Il entendait les mots magiques qu’ils avaient prononcé tous les deux sur les messages laconiques, avares d’espace et de chair.
« Mon merveilleux
Ma merveilleuse
Mon magnifique
Ma musique
Ecoute ma voix, j’ai …
Tes mains …
Le parfum de …
Oui oui oui …
Maintenant …
Une première …
Oui une première pour moi aussi …
Pose  
Guérie …
Ma gamine
Ma lumineuse
Mon île
Mon épaule
My baby »

Mo lui a parlé du travail sur cette jonque, et de l’argent, et des gitans qui viennent le soir, depuis leurs barques improbables, vendre cigarettes, alcool, revues, souvenirs, cartes postales, cacahuètes. Il a vu leur maison qui flotte sur la mer, ligotée sur des palettes posées sur des bidons de plastique flottants. Disposées en carré, elles laissent au centre une grande cour liquide entourée de filets où ils conservent le poisson. Mo lui a donné une heure sur cette jonque où venir la rejoindre. Une barque d’une barque. Un passeur. La barque vient le soir. Tu payes ton passage, tu la retrouveras.
Le gamin tourne la tête quand il entend le cri. La barque multicolore avance deux rames dressées en l’air. Il se laisse glisser sur le flan de la jonque et ses deux pieds touchent le plat bord. Il s’assoit sans un mot. La vieille gitane le regarde sans un sourire. Elle mâchonne quelque chose entre ses gencives noires. Il lui tend le billet qu’elle prend comme une diseuse de bonne aventure. Il se retourne vers la jonque, Mo a disparu. Une jumelle. Comme lui différente et si semblable.
La vieille ne l’aime pas et le lui montre bien. Lui il sourit. Dans sa tête résonnent les mots magiques.
« un tissu jaune…
Les bottes de 7 lieues …
Merveilleux …
Maintenant …
Ensemble … »
Il éclate de rire « une première oui, une première. Incroyable. Ma magicienne. Ta chanson m’envoûte. » La vieille grogne et crache dans l’eau sale de la baie. Ils approchent du village sur pilotis.

"j'aime l'affront que te lance sans trêve le destin. Quel destin? Le gamin prend dans ses mains chaque jour qui passe pour courir sur ses pieds fragiles. courir encore. Courir devant la pluie. Courir sous l'océan. Courir dans les étoiles. Courir après la nuit. Courir au centre d'un feu de lumière sur la route, debout comme un sourire. Courir. Je t'aime courir. Je t'aime courir partout. Mon île, je te vois." Et le violoniste joue la chanson dans les larmes de bonheur qui le noient.