mercredi 6 août 2014

UNE PAUSE SUR LA ROUTE



Les pieds s’arrêtent sur la route, une pause, quelques secondes.

Le temps…
Il faut qu’il y ait nécessité de théâtre
On n’invente pas le théâtre
Quand plus rien ne répond, ne satisfait, ne ressemble aux territoires intérieurs
Un effort considérable pousse l’âme à sortir de sa loge
Choisir ses armes

Je regarde ce tableau, cette image, j’y vois courir les fleuves souffler le vent
Regarde
Regarde ce tableau, cette image, on y voit une flamme trembler
Elle devient théâtre
Elle devient image qui bouge, elle s’incruste dans la tête, elle parle avec des mots
Le tableau fait du bruit
On entend les personnages
Une boite noire s’est éclairée
D’où vient cette rage qui me fait tirer le chapiteau toujours plus loin.
Comment ose-t-on abandonner derrière nos belles maisons tous ceux qui font le choix de vivre
Vivre autrement
Les malades les fous les rebelles les emmerdeurs les marginaux les hors-la-loi
Ah
Quand j’ai envie de me marrer, de rigoler, de me changer les idées, je ne vais pas au théâtre
Je reste chez moi et j’invite des amis
Ou je vais chez des amis
Et on boit, et on fume, et on se marre, et on bouffe, et on rit, on oublie
Mais quand je vais au théâtre
Je vais chercher quelque chose qui me parle des hommes
Je vais regarder quelque chose qui me demande : « mais l’homme, c’est moi ? »
Alors j’observe bien les yeux des acteurs
Et j’y épie la lumière
Fulgurance de la particularité de la vie en ce qu’elle est unique
Fulgurance en ce que personne n’est responsable de sa beauté de sa jeunesse
Fulgurance en ce que tout n’est que miroir agité pour tromper l’autre
Fulgurance en ce que l’homme est le meilleur pour mentir, trahir, et qu’il y trouve sa raison de vivre et son intérêt
Alors j’observe bien le visage des acteurs, et je m’émeus de le voir se transformer, je tremble de le voir frémir, je pénètre la moindre de ses hésitations, et je m’en enveloppe, je la laisse me pénétrer
Et moi le spectateur je deviens cet autre là devant moi
Je deviens cette femme avec son sexe, avec ses yeux, avec sa bouche, et je me laisse envahir par l’émotion qu’elle déroule

Quand la brutale fin du jeu me coupe la parole
Je reste une éternité saisi immobile et absent pesant des tonnes
Je repars
Et je reviens un autre jour
Je reviendrai
Je veux comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là
Je veux regarder tous les hommes sur un plateau et leur demander
Qu’avons-nous fait ?
Comment avons-nous pu ne faire que cela ?
Comment avons-nous pu ?
Nous qui rêvons
Nous qui avons le privilège de rêver
Comment avons-nous pu nous massacrer nous-mêmes ?
Comment avons-nous pu croire que nous avions été choisi pour jouir seuls du monde et de l’univers ?
Quelle rage
Une fureur
Une fureur sans fin
Une fureur imputrescible
Une fureur inaltérable
Une fureur incendiaire
Une fureur que rien ne peut éteindre

Le théâtre peut la porter
Le théâtre la portera
L’art peut porter la fureur
L’art du théâtre
Parce qu’il va dire
Il va prétendre
Questionner
Formuler l’hypothèse
Que vivait Richard III quand il regardait droit devant, fixement ?
Antigone devant le cadavre de son frère ?
Regardait-elle ses mains ou son avenir ? Se demandait-elle ce qu’elle allait devenir ou ne voyait-elle que la nécessité de recouvrir dignement la dépouille de son frère ?
Qui s’est déjà retrouvé devant la dépouille de son frère ?
Et toi Lola du Chemin-Bas, devant les garçons d’un quartier sale et miséreux ? A quoi penses-tu quand tu traverses la rue sous les yeux pointus des dealers ? A quelle vitesse bat ton cœur ?
Qui s’en soucie aujourd’hui ?
Personne ?
Non peut-être pas
Non
Tous veulent que les histoires continuent pour qu’un jour
Qu’enfin un jour on raconte la leur et qu’enfin ce jour-là ils comprennent  ce qu’ils ont fait.
Tout ce voyage pour en arriver là

Alors quand je le vois, lui, debout la bouche ouverte où s'ouvre la fleur du cri
Alors quand je le vois, lui, miser ses quatre sous sur la parole
Alors quand je le vois pauvre et les pieds nus sans même un sac d'où tirer quelques miettes
Alors quand je le vois chanter chanter pour les autres donner pour les autres
A lui je donne tout
Je donne tout ce que j'ai
Et j'oublie ceux qui ferment leur porte sur leur silence jaloux
J'oublie tous ceux qui ont monté les murs pour protéger leur vie
J'oublie les mots
J'oublie les liens
J'oublie tout
J'oublie 
J'oublie
J'oublie
A lui, le poète exigeant
Je donne tout

Vivons-nous dans un pays qui n'aime pas les artistes?
 

Alors...
Quand je vois dans les yeux d’un enfant, d’une femme, d’un homme, cette ombre derrière laquelle se cache l’étincelle, l'invisible, je le prends dans mes bras et je le vole, je l’emporte
Dans le noir du théâtre
Je le pose sur le plateau
Alors sa lumière brille
Eclaire une autre rive
Une plage où tout recommence
Et je m’assois je regarde sa peau, et les fleuves se remettent à courir, le vent souffle à nouveau
Les étoiles dessinent un chemin
La route que je ne trouve sur aucune carte

J’ouvre les yeux et je quitte la salle
Je sors de ce théâtre
Je me trouve devant ce chapiteau
Il est planté dans ce village tout rouge
Devant des camions
Des caravanes
ça durera
Avec eux, ces hommes
Des malades des fous des rebelles des emmerdeurs des marginaux des hors-la-loi
Les yeux levés sur l’horizon