dimanche 9 mars 2014

HISTOIRE DE MON ÏLE



Oui c'est l'histoire de mon île. Quelle île? Qu'est-ce que c'est que cette île? Ecoutez bien, c'est ça, tous ces gars, tous ces hommes, toutes ces femmes qui se fondent en un seul corps, qui sont en moi et ailleurs aussi,  parce qu'ils courent tous après le même rêve. Certains s'arrêtent un moment et se questionnent, puis repartent. D'autres se disent que non, tout ça n'a rien à voir avec l'amour bien concret, un homme et une femme, mais l'île et l'océan, la terre et l'eau, Non l'amour le vrai, celui qui nous accouple et nous marie et nous fait des familles et nous fait des personnalités, des gens ... Alors, mon île vous comprenez bien qu'il n'y en a qu'une, et que si vous la croisez, vous ne la verrez peut-être pas? Vous ne la reconnaitrez pas? Et c'est encore une fois ce qui sera écrit dans la vie des insoumises de notre saison. Parce que oui mon île est une insoumise, belle, gracieuse et souriante, puissante et tenace et têtue et droite et plantée sur les vagues déferlantes. Et si légère ma merveilleuse, si douce et volcanique, acide et sucrée, bien plus douce que toute la souffrance de la vraie vie, parce qu'elle a pris en main sa propre destinée. 



Tout a commencé bien avant sa naissance. Les éléments déferlaient sur la terre et déversaient des univers entiers de sable et d’eau et de feu sur la surface des planètes. Et l’ensemble se changeait en lave brûlante et glace éternelle. Rien de rassurant ne courait autour d’eux. Pas de rue familière, pas de porte au numéro privé, pas de toit, pas de chaleur, pas de foyer.
Elle, elle se recroqueville le soir sous une couverture. Et c’est là que tout se passe.
Lui c’est à l’autre bout de la planète qu’il s’éveille quand elle s’endort.

Capitaine Sauvage regarde sa goélette. Il écrit, les fesses transies sur les pierres de la jetée :
"J’ai marché toute la nuit. Les deux pieds cassés martelaient les secondes. Je suis allé au petit matin jusqu’au marché aux fleurs. Je cherchais la beauté. Je voulais la beauté. Lui offrir la beauté. Un fruit. Une fleur. Une herbe. Un foulard. J’ai vu les bijoux les plus beaux, les pierres les plus rouges, étincelantes à ses oreilles. Les verts les plus profonds, les violets les plus transparents. J’ai vu les animaux les plus étranges, précieusement ciselés dans l’or et le diamant. Son corps  et son visage possédaient mes rétines. Tout ne m’apparaissait que sur les teintes vivaces de sa lumière. Elle était là partout. J’ai crié que j’achetais tout. Tout le marché, les étalages, les tapis, les poissons. J’ai crié et crié encore que tout devait partir jusque chez elle, jusqu’à ses pieds, jusqu’à ses mains. Que tout n’existait que pour elle. Mais, oh non, mais … qu’est-ce qui peut lui aller pour se tendre à son cou. Quel tissu peut lui rendre la vie qu’elle donne ? Quel métal peut reluire à sa peau comme sa propre vie ? Qu’est-ce qui peut faire éclater ce qui brille déjà ? Cette force invisible qui me paralysait m’a rendu avec une telle précision le dessin que je ne saurai jamais faire, le rayon l’éclairant comme dans une chambre, la peinture, le poème, l’univers que je ne saurai jamais écrire… Que mes doigts se sont vidés de la monnaie clinquante. 
Alors j’ai appelé le gamin qui la poursuit tous les jours, j’ai appelé le violoniste et son violon, l’île et l’océan, et le sable et le corail. J’ai appelé la houle et sa rumeur sous la lune, l’oursin palpitant et le poulpe souriant. J’ai appelé l’écume et le bout de bois dessus. J’ai appelé la poussière au bord de la vague qui meurt. J’ai appelé la terre, l’odeur de la pluie, la brillance de l’étoile et le vertige de la vie. J’ai tout enveloppé dans une de mes mains, sans papier, sans voile, sans carton, sans bois, sans rien et j’ai tendu le bras pour que mon geste au moins soit à la hauteur, à sa hauteur, à sa dimension. Tu vois, je voulais lui offrir ce qu’il y a de plus beau au monde. Mais quand je l’ai trouvé ce cadeau que je cherchais, c’était elle qui était là, devant moi. Peut-on faire ça ? Offrir à quelqu’un ce qu’il est déjà ? C'est donc ça l'orgueil démesuré de l'homme. J'ai tout jeté. J’ai marché tout le jour qui a suivi, et toute la nuit encore sans savoir que c’était cette balade que je lui offrais. Quand j’ai posé le pied sur mon bateau, les mains sur ma guitare et les yeux dans le ciel noir et lumineux, je lui ai offert tout ce que je voyais, tout ce que je sentais les parfums du port, l’odeur des fils mouillés, des voiles prêtes à se tendre. Je ne peux lui offrir que ce que j’ai. Qu’est-ce que j’ai ? Tout est en moi, il faudrait m’ouvrir et me vider. Il faudra bien qu’un détour de la vie demain s’en charge. Au fond qui donne vraiment ce qu’il est allé chercher ? J’ai repris la bouteille de rhum posée sur le plat-bord et j’ai gouté l’arôme et le citron. Même tout ça, tu vois, elle l’a dans son odeur, dans son goût, dans la maitrise de sa propre destinée, dans sa chair, dans sa douceur, dans le lent effleurement de ses doigts sur ma peau. Est-elle un rêve, un autre moi, une cité enfouie en moi, un monde déjà vu, une lumière allumée depuis toujours ? Oui, c’est bien ça, elle est tout ce que je cherchais, et ça… je ne peux le lui offrir, puisque c’est elle qui me l'a donné."

Capitaine Sauvage a doucement pris cette lettre entre ses doigts et il l'a déchirée, en des milliers de petits morceaux blancs et bleuis d'encre fraiche. Comme quand dans sa tête tout explose quand il est avec elle et que... Le souffle de la nuit a encore cette fois dispersé cette longue journée, cette longue nuit et ce prochain voyage. Les voiles sont tombées puis ont regagné leur place en haut des mâts. Gonflée d'un désir soudain la goélette est repartie, lui debout, lui devant, les mains sur le cordage et les yeux toujours pleins de ce même visage.

Ce visage. Non cette âme, ce monde, cet univers, cette immensité. Mon île, tu es là. Et je suis là. Viens. Quittons encore une fois les rivages ensemble, partons retrouver les flots et leur saveur salée...