jeudi 28 août 2014

LES TRACES DU PERDU...



CLAN PÊCHEUR


 Extrait...


Elle cherche des traces. Elle sort de ce bistrot quand elle entend le violoniste s’éloigner sur le quai en jouant sa chanson, et de ses yeux inondés de larmes de rhum elle cherche les traces. Les palimpsestes parfumés des baisers savourés. Les signes rétiniens du visage brouillé par la brise de la mer. Le sel de la salive et le sucre du désir. Le lent balancement de leurs deux corps bousculés par les souffles arythmiques de la marée qui monte. Les traces sont-elles la preuve écrite du passé ? Les traces sont-elles le cœur battant de la réalité ? La certitude de l’existence des choses ? Les doigts qui palpent le muscle du vrai, de l’authentique ? Les traces aux mains douces qui caressent la peau? Qu’est-ce que le souvenir ? Ce voyage douloureux à la recherche du temps perdu ? Où est le perdu ? Dans quelle maison de son corps habite-t-il ? Est-ce qu’une poche assez vaste peut le contenir dans sa peau ? Où est le vase qui abreuve la fleur du présent, ce présent assoiffé qui ne meurt pas.




Elle est aujourd’hui cette jeune femme qui sortait du bistrot après avoir bu d’une seule inspiration trois verres de rhum. Elle est celle qui rêve toutes les nuits d’une baie de sable de corail fin comme la farine de blé dur. Elle est celle qui recueille les lettres de sa grand-mère et s’étonne d’y retrouver une part d’elle-même. Elle est celle qui s’allonge la nuit dans un lit et se réveille sur une natte, avec la musique de la houle dans les cheveux, une mèche barrant son visage, les yeux grands ouverts sur l’interrogation. Elle est celle qui a pris les pierres de cette maison, une après l’autre pour protéger la boite précieuse qu’un gamin a un jour offert à sa grand-mère.
Elle ignorait tout. Quand elle est née, il n’y avait rien. Pas d’océan, pas de lagon. Elle en a la certitude et la réalité la fait mentir. Elle sait qu’elle rassemble souvent par son esprit toutes ces femmes qu’elle est et qu’elles ne font plus qu’une seule et même personne. Elle sait que la réalité n’existe pas, et que ce qu’elle vit avec ses rêves, ses visions et les tremblements de son ventre, est une autre vie, inexpliquée peut-être mais la vraie vie quand même. « Oui je peux être à plusieurs endroits en même temps plusieurs femmes différentes. Dans le monde où je navigue le temps n’existe plus, l’espace peut avoir sept, dix, onze dimensions, et me voilà rassemblant tous les hommes qui m’attendent en un seul homme. Le gamin, Capitaine Sauvage, le pêcheur, le violoniste, celui que j’embrassais éperdument sur la jetée du port avant de me saouler de rhum blanc. Nous nous rassemblons tous et nous partons main dans la main, droit devant nous. Ces lettres grand-mères n’ont pas d’âge et pourtant le papier porte les traces des marques du soleil, de la chaleur ou de l’humidité. Ces lettres que tu as reçues, que ce gamin t’a offertes un jour dans cette belle boite, ces lettres écrites pour toi s’adressent à moi bien plus encore. »