mercredi 13 août 2014

LE THEATRE ET SES ESPERANCES

Quand on se retrouve comme après Le Songe pour une préparation à une suite, je suis seul après votre départ et je m'interroge sur ce que j'ai oublié. Oubli pour l'organisation, mais oubli de l'essentiel. Est-ce que je vous ai dit l'essentiel? Est-ce que nous avons évoqué ensemble l'essentiel?

Alors, tout en pensant, tout en me questionnant, je retrouve le rêve.

Je rêve de vous et de Conduite,
Je rêve que je n'oublie pas, 
Je rêve que vous, les acteurs, vous soyez pleins de cette fougue,
Que vous ne fassiez rien dans votre vie par habitude, par profession, mais par passion,
Que vous vous lanciez dans le théâtre comme vous vous lancez dans votre vie, sans ordinaire,
Sans rien qui soit ordinaire, 
A la recherche à chaque seconde de l'évènement intérieur qui vous fasse vous dépasser,
Qu'aucune des situations que le théâtre vous propose ne vous semble ordinaire, et que vous la rendiez sublime, incandescente, avec un désir qui ravale l'usuel, le quotidien, 
Avec toute la force des héros de légende, avec toute la mythologie derrière vous, que vous donniez vie à vos personnages avec fureur, que vous incarniez à chaque seconde, toutes les flammes de la vie,
que jamais rien de ce que vous jouez ne vous semble simplement votre profession, mais l'expression rare de votre âme, de votre désir secret, de la musique qui est en vous, de la colère qui est en vous, de la révolte qui vous a fait choisir la voie de l'art,
Qu'à chaque seconde de votre vie - elle est si courte et si rapide - vous vous étonniez de vivre de ce choix qui n'est pas celui de l'aliénation, mais au contraire de la liberté, comme dans votre vie passionnelle, que vous aimiez avec fureur et que jamais l'ordinaire ne vienne écraser vos rêves d'amour, de la vie, vos rêves de l'existence, du monde,
Que jamais l'ouvrier ne dépasse l'artiste, que jamais le raisonnable n'écrase la douleur, la souffrance, que vos blessures vous inspirent le nouvel univers, que votre laideur fasse étinceler votre beauté, que votre peau frémisse de la certitude de la mort, et rallonge les secondes de votre vie, que vos différences s'entrechoquent et s'imbriquent les unes dans les autres,
Que jamais vous ne veniez sur le plateau sans la profonde volonté d'en extraire l'essentiel surtout en répétitions, que quel que soit votre rôle vous en fassiez une exception, une légende, avec ou sans mots, avec ou sans musique, avec ou sans lumière, avec ou sans costume, que déjà, à peine un pied dans le noir, vous éclairiez une route inconnue et que ce soit là pour vous votre maison, l'exploration,les mains griffées par les épreuves, les pieds en sang, que vous avanciez toujours en abattant les murs, les tempêtes, les monstres, vos monstres intérieurs qui tentent de vous dominer, ceux de la tranquillité, du loisir, du confort,
Que jamais rien ne vous semble confortable, que votre corps s'épuise à défricher le chemin dans le théâtre, que la guerre contre l'inutile et la bêtise fasse de vous des vainqueurs, des poètes, des peintres, des sculpteurs, des brasseurs de chair, des modeleurs de sang, des accoucheurs, des fous, des funambules... que vous soyez conscients toujours que le public n'aime pas les artistes, mais les avale comme un médicament, comme un antibiotique, et les choisit pour se guérir lui-même, au prix de votre âme à vous...
Oui chaque fois que ces réunions prennent fin, que vous êtes tous sur les routes qui vous ramènent dans une autre vie, je pense et je m'interroge sur la troupe dont je rêve, sur les acteurs dont je rêve, et je me dis, est-ce que je n'ai pas oublié quelque chose? Est-ce que je n'ai pas oublié de leur dire quelque chose? Est-ce que je n'ai pas oublié d'écouter quelque chose? 

Est-ce que je n'ai pas oublié l'essentiel?

Est-ce que nous n'avons pas oublié d'évoquer tous ces désirs ensemble? Est-ce que nous n'avons pas oublié d'évoquer ensemble l'essence de notre propre vie, le sens de notre existence d'artistes?  

...et la troupe c'est vous, des êtres exceptionnels, c'est nous et c'est ce que nous voulons, et ce n'est pas une bande d'acteurs, derrière moi, qui me suit, mais une bande de fous, de voleurs de sens et de défricheurs, une bande de voyous, de sauvages, qui se battent avec les mots de la poésie parce qu'ils pensent qu'on ne doit pas vivre sans la poésie et qu'elle est plus importante que l'économie, parce que sinon, à quoi bon Conduite Intérieure si ses créations ne sont pas des volcans en éruption, ses spectacles une matière brûlante en fusion? 

Toutes ces espérances trouvent racine en vous, ne l'oublions jamais, mais faisons que notre nature étouffe les ennemis de la liberté d'exister. Être.