vendredi 10 janvier 2014

POURQUOI FAIRE DU THEATRE



"La vraie subversion consiste à aller à l’encontre de son temps". Quand le temps est à la course aux images sur scène, à la plastique, à la vidéo à tout prix, au son dématérialisé, sophistiqué, au démembrement des corps pour montrer encore et toujours plus quelque chose de jamais vu, je vais vers un dispositif de plus en plus nu, caché, ôté à la vue, avec des mots et des silences et de la lumière, et de la lenteur. Voilà pourquoi je vous retiens vous les acteurs dans votre rythme sur le plateau, voilà pourquoi je couvre certaines parties parlées pour qu’on ne les entende pas, voilà pourquoi  je vous fais vous éterniser dans le silence, voilà pourquoi je veux vous entendre parler à quelqu’un sur le plateau et non pas dire des mots à une cible invisible, non incarnée. Voilà pourquoi je voudrais qu’on ne voit pas grand-chose de vous parce que vous seriez sortis d’un brouillard pour nous réveiller, vous seriez des sentinelles aiguisées à l’ouïe si fine qu’aucun danger ne peut vous échapper et que toujours vous semblerait naturel d’avertir l’humanité, le prochain tout proche, l’inconnu, l’étranger, l’ennemi s’il existe comme le partenaire s’il existe aussi, l'avertir, l'alerter, l'éclairer.

Et voilà pourquoi il y a un lien avec la Barque de Philémon. Elle est posée sur la plage de Kanuméra depuis toujours. Elle est couchée sur le flan, comme un animal marin qui se repose. Au lever du jour, Philémon vient se poster devant l'océan et regarde, observe, scrute cette eau qu'il regarde tous les jours depuis toujours et qui n'est jamais la même. et chaque jour il prend une décision différente. Le filet, l'épervier, la palangrotte pour les seiches, la barque, pas la barque. Et ainsi les jours défilent dans les semaines, le temps, les saisons, les cycles, les longues houles, la rumeur la nuit, dans le sommeil de l'océan qui est là, qui veille, qui nous rassure.

Vous les acteurs, vous êtes des océans, vous êtes faits de ces lèvres argentées qui remuant sans cesse, font que les mots deviennent incapables de dire, et que la poésie va naître de cette vague qui meurt et de ce silence qui va creuser le langage. Voilà pourquoi, vous les océans du plateau, nous avons besoin de vous. Voilà pourquoi vous avez choisi de faire du théâtre à Conduite Intérieure. Voilà pourquoi mon île plus ancienne que le théâtre lui-même, s'accorde au rythme de ces océans et transforme tout ce qu'elle touche et tout ce que je touche en poésie. Mon île invisible, mon rêve, ma merveilleuse, ma magnifique, ma plage, Kanumera, mon rêve, ma mouette, ma tortue, voilà pourquoi elle me fait vivre, m'inspire, me parle, me chante sur les lèvres, me fait bondir toujours ailleurs, m'a montré le ciel juste au-dessus de moi, comme Philémon, qui vient tous les jours depuis le commencement du monde regarder l'océan, je vous regarde, vous les acteurs, tous les jours, mon île sur l'épaule qui me tient chaud, qui me rassure, qui m'accompagne, qui est ma compagne, l'île de ma vie, ma compagne, mon seul amour.


A demain