dimanche 22 décembre 2013

DANS UN MONDE PERDU

 Il sourit de toute sa bouche. Il sent son être entier s'ouvrir vers la chaleur et la volupté. Les rayons aveuglants du premier soleil lui offrent l'image noire du pêcheur qui glisse sur l'eau plate de Kanumera. Derrière lui la voix de Capitaine Sauvage.

"Je n'aurais jamais dû te laisser sauter! Je vais t'emmener sur la grande terre!"

"Je l'ai vue Capitaine. Quand ma tortue s'est posée sur le fond, elle me regardait à travers une fenêtre ouverte sur son monde. Je n'avais jamais vu son monde. Je ne la voyais pas, je ne voyais que son visage dans la transparence de la vitre bleue. Elle bougeait comme si elle m'attendait. Elle avait les deux mains dans un tissu jaune qu'elle respirait pour en avaler l'odeur. Elle allait et venait, respirait, savourait, fermait les yeux de plaisir et revenait vers la fenêtre. Je sais où elle habite. Je sais où elle habite!"

Le pêcheur a sauté sur la plage.

Ce Gecko était là.  Il était là depuis des temps immémoriaux, des millions d'années. Des yeux  énormes ouverts sur l'aventure, et tout au bout de son corps, une feuille aplatie, mince et fragile, qui le suit comme l'ombre de ses ancêtres, comme l'ombre de ses origines. Dans le "Monde perdu" au coeur de l'Australie amazonienne, il attendait. Vivait, respirait, mangeait, il attendait. Comme le gamin étendu sur le sable.


Le pêcheur a sauté de la barque de Philémon et regarde longuement le gamin. Ses yeux se sont retirés tout au fond du visage, cachés dans les lents froissements de la peau. Il le regarde et se frotte le bras avec la main gauche, avec douceur et regret, avec lenteur et douleur. Il se penche sur le gamin. Sur la moitié du corps du gamin. Il lui manque le côté droit. Sur le sable blanc de farine de corail, il ne reste que la moitié du gamin qui sourit toujours avec toutes ses dents, qui irradie toujours et rayonne de joie de la moitié de sa bouche, de la moitié de ses yeux.

Et le pêcheur raconte.

"Je venais tous les jours, le matin. La transparence du mariage de la nuit et du jour projetait une lumière de théâtre qui redessinait les contours de la baie. C'est toujours sur cet écran qu'elle arrivait. Elle bondissait comme une danseuse sur une pelouse verte et rouge. Elle penchait ses cheveux sur le côté et progressait lentement, ses boucles d'oreilles respirant dans ses yeux. Elle venait tous les jours. Quand un jour dans mon filet j'ai trouvé ce bout de nacre brillant, celui que j'ai suspendu à mon cou. J'ai regardé par-dessus bord et j'ai vu son sourire qui m'appelait. J'ai plongé.  Elle était là, tout au fond, toute habillée de lumière, toute habillée de chansons. Une exception. Une femme. Une vraie femme avec son appétit de femme, son équilibre devant moi, la douceur de son regard, l'infinie douceur de ses doigts, l'immense douceur de sa présence. Une paix t'envahit et ton âme s'envole. Tu rentres chez toi. Tu entres en toi. Tu te découvres. tu te respires, tu vois ton sang, ton sang rouge comme le sien, de ce rouge unique au monde, de ces pétales rares et veloutés qui caressent ses lèvres. Tu te découvres et tu renais. Tu respires partout, sous l'eau, dans l'espace, sur la lune, dans le soleil. Tu traverses les galaxies, tu te frottes aux étoiles, et tu t'endors. Quand je me suis réveillé j'étais là. Là où tu es. Ils m'ont enveloppé dans un "manou" tout neuf. Ils m'ont emmené sur la grande terre. Ils ont appelé des pompiers, des ambulances. Je me sentais tellement bien. Je ne comprenais pas leurs cris, leur agitation autour de moi. Je leur disais de me foutre la paix. J'étais en paix. Quand ils m'ont sorti de mon drap de couleur j'ai vu le sang couler. Je n'avais plus de côté droit. J'étais fendu en deux comme si un chirurgien habile m'avait découpé pour voir à l'intérieur de moi. Comme toi maintenant. Comme toi maintenant.


 Le gamin, toujours allongé sur le sable, soulève sa tête et plonge ses yeux sur son ventre. Il ne reste rien de son corps qu'il sent pourtant respirer, bouger, s'agiter. Il ne reste qu'une moitié de lui. Il lève les yeux vers les nuages et voit cette femme et ce garçon qu'il rêve toutes les nuits, s'en aller lentement main dans la main.





























A demain dit la tortue en levant ses jolis bras vers la surface.