lundi 30 décembre 2013

LEGENDE DES GITANS ET DE LA FILLE DES GALAPAGOS



Mon île, ma merveilleuse, mon geste insensé, ma chanson, ma note de musique, ma clé des champs, mon échappée, ma liberté, il y a quelque part une histoire qui chante. C'est une légende empruntée aux îles des Galapagos. Mon île, encore une île, pourquoi ces îles. Alors voilà, cette légende commence par une lettre d'amour qu'un garçon, qui épiait le camp des gitans le soir, trouve un matin dans les cendres du feu qu'ils ont laissé s'éteindre en quittant le pays... ou le monde, qui sait? Voilà la lettre:


Mon amour

Les gitans sont partis. Deux oiseaux, deux fous aux pattes bleues, contemplent la scène. Ils ont bouclé la ronde.

Qu’est-ce qu’ils ont ? Une cagnotte à eux, 5€, un peu plus, cachée dans un tiroir. Quelques livres échangés, lus et relus, et conservés précieusement en cachette, comme des lettres secrètes. Deux petites cartes contenant quelques mots. Essentiels. C’est tout ? Oui c’est tout, justement tout. Tout, c’est un monde. Un monde qui révèle toujours la lumière, la nuit, les fines brindilles de thym et de serpolet, griffures rouges sur les jambes, l’horloge qui chante son refrain, la voix jusqu’aux entrailles. Les courses effrénées pour voler quelques fruits, mandarines de l’éternel, gouttes de chair du temps, mais ils se parlent. Se disent les mots qu’il faut se dire, et vivent les choses impossibles, jusqu’à ce que la main de fer les sépare à nouveau ? Dans la nuit, cachés dans le grand cheval noir, les deux gamins se caressent sous la table. Ils ne connaissent pas l'origine de cette force qui les pousse l'un vers l'autre, mais voilà, ils la sentent, la vivent et s'y abandonnent comme ils peuvent. Ils s’enfuient, courent main dans la main, s’arrêtent pour jacasser, encore et encore, et tentent de faire entrer la clé de la portière dans la serrure d’une autre, inconnue, et ils rient aux éclats, « c’est pas ma voiture ». Ils ont quoi encore, cette récurrente faculté de se quitter chaque jour, en criant à demain, et de se retrouver sans jamais savoir où, ni quand, ni comment. Des gitans ? Des gitans. Les gitans de l’amour. Les gitans de la mer. Les gitans des Galapagos. Deux moitiés du même être que les parents, grands-parents, les ancêtres, un jour, ont saisis dans le souffle de l’espace et arrachés l’un à l’autre, partant chacun à l’opposé. Depuis ils volent comme les fous aux pattes bleus, cherchant un nid de pierre quelque part sur une île où ils pourront se reconnaître, se retrouver,

Ça l’a bien fait une fois. Il y avait tout ce que les âmes sœurs demandent. Un refuge, une porte, quelques tissus, du vin, un matelas, des draps… et des chansons.

Et de nouveau le refrain de la chanson les arrache l’un à l’autre. Ils volent. Ils planent, volent, retombent, lèvent le nez en l’air, cherchent l’odeur connue, reprennent le saut de l’ange au-dessus des falaises, scrutent l’air bleuté, poussent un cri et virent sur l’aile gauche pour piquer sur une touffe d’herbe où un message, rare et précieux, oh si précieux, les attend.
Ils sont là aujourd’hui. Haletants, après cette longue course. Ils regardent de tous leurs yeux le terrain sale et frissonnant dans la brise du matin. Les gitans sont partis. Comme au premier jour du monde. Les gitans sont partis, abandonnant, semant, laissant, livrant aux étrangers l’enveloppe trompeuse de leur âme. Sacs plastics accrochés aux buissons qui palpitent comme le coeur des voleurs, après la fuite, sous les cris des habitants de l’île. D’une île on ne s’échappe pas. Les gitans sont partis, ils tourneront en rond. Les deux enfants les attendront, les deux oiseaux, les fous aux pattes bleues feront leur nid encore, le mâle choisissant chaque pierre et dansant pour sa femelle, levant une patte puis l’autre, se tordant le cou pour être élégant et sincère, les deux voyous en cavale trouveront leur refuge encore.
Ils prendront tous les deux ce souffle comme on respire. Un cadeau. « La vie est un cadeau et je compte bien en savourer chaque millimètre, en avaler, chaque goutte de crème sucrée et de ronce amère ». La liberté bien sûr. Quand tu refais tes comptes, tu sais que tu es prêt à payer cher ce cadeau que le cadeau de la vie t’a offert, imprévu, mais rêvé, et aujourd’hui dans ton cœur. Ce cadeau que j'attendais, que je savais exister quelque part. Toi. Celui qui rassemble ces deux petits gamins, ces deux voyous, ces deux oiseaux qui jacassent au-dessus de l’île, rient et repartent sur l’aile opposée, se séparent et se retrouvent. Oui, la liberté, qui donne et redonne, embellit la peau des âmes, et torture autant qu’elle apaise. La liberté qui passe sa langue douce sur la blessure qui fait gémir, et réchauffe la plaie en la faisant jouir et grimper jusqu’au ciel. La liberté, prix du cadeau de la vie, tant convoitée jamais comprise, toujours cachée dans les recoins les plus inattendus, celle qui est déjà loin quand on croit la tenir, qui nous demande toujours, encore plus de nous-mêmes, celle que l'on brise quand on veut la serrer dans la main… La liberté, ils la tiennent, les gitans de l’amour, dans leur roulotte de lumière qui navigue sur la crête des vagues, petit jouet musical dans le vacarme des tempêtes. » Rares et précieux, les messages, ils les voient, les mots de l’autre, ils les entendent, quels que soient les bruits du monde, ils se parlent sans arrêt. Ils s’écoutent sans arrêt. Ils embrassent leurs mains, tous les deux, sans arrêt. Les gitans de l’amour, les voleurs de bonheur, qui pansent les cicatrices pour en faire des jardins de plaisir.

Les gitans sont partis. Les deux oiseaux regardent ce nouveau refuge, ferment la porte, dansent un peu leur ronde, et soudent leurs deux bouches.

Pas de signature.

Trouvée dans la boite aux lettres d'Isabella, la lettre s'arrête là, mais l'histoire n'est pas finie. Un cadeau en appelle un autre. La légende des gitans en est pleine de cadeaux. Ils n'ont pas tourné le dos au roman, le tournant de la route a caché la caravane quelques instants. Les deux gamins sont partis derrière en courant.


Noir.